Ce que la réforme des retraites va vraiment faire aux femmes
Les acteurs politiques et syndicaux parlent de rattrapages,
de “points de solidarité” pour les femmes, comme
si un léger saupoudrage pouvait réduire leur surexploitation massive.
Aujourd’hui encore, les femmes, qui assurent un triple travail, procréateur, domestique, professionnel, sont gravement pénalisées pour les richesses qu’elles apportent, quand vient le temps de la retraite. Du fait du cumul des inégalités et des discriminations, elles perçoivent une pension en moyenne inférieure de 42% à celle des hommes, et arrêtent de travailler environ un an plus tard qu’eux. Cet écart s’est encore creusé entre 2016 et 2017 [1]. Seront-elles, comme l’affirme le gouvernement, les “grandes gagnantes” de la réforme en cours? Celle-ci est-elle à la hauteur des enjeux? Entre les petites améliorations et les importants reculs qu’elle contient, il est très difficile d’en être persuadées.
D’un côté, 20% des femmes actuellement obligées, du fait de leurs carrières incomplètes, d’attendre 67 ans pour percevoir une retraite à taux plein, pourront l’obtenir dès 64 ans, grâce à l’âge d’ “équilibre” prévu. Mais de l’autre, la suppression de la majoration de durée d’assurance de huit trimestres par enfant dans le secteur privé et de quatre dans le secteur public, va pénaliser le grand nombre d’entre elles qui pouvaient partir à 62 ans et devront attendre deux ans de plus.
Du fait du cumul des inégalités et des discriminations, les femmes perçoivent une pension en moyenne inférieure de 42% à celle des hommes, et arrêtent de travailler environ un an plus tard qu’eux.
Une bonification de 5% dès le premier enfant –qui n’existe pas actuellement–, avec un supplément de 2% à partir de trois enfants (ce qui constitue une diminution de 3% par rapport à l’existant) est par ailleurs prévue. S’y ajouterait la prise en considération de 100% du salaire dans le calcul des points relatifs aux congés de maternité, soit un peu plus qu’aujourd’hui. Mais cela suffira-t-il à compenser la suppression des trimestres d’assurance? Et que penser de cette décision de déconnecter totalement la bonification pour enfant de la grossesse et de la maternité? L’attribuer selon leur choix à la mère ou au père ne favorisera-t-il pas le père dont la pension est généralement plus élevée? Et pourquoi un enfant générerait-il des droits différents en fonction des revenus et/ou de la situation familiale? Quid en cas de séparation? N’allons-nous pas vers un recul de l’indépendance économique des femmes dans le couple?
On nous dit encore que le passage prévu d’un système de retraite fondé sur une durée d’assurance à un système à points, où chaque euro cotisé entrerait dans le calcul de la pension, devrait particulièrement bénéficier aux femmes puisque les petits emplois trop brefs jusque-là pour valider un trimestre seront désormais comptabilisés. Oui. Mais cet avantage ne sera-t-il pas marginal vu le niveau de salaire de ces emplois, alors que par ailleurs le calcul de la retraite s’effectuera sur la totalité de la carrière et non plus sur les 25 dernières années, en général meilleures.
La situation est la même en ce qui concerne les pensions de réversion que les femmes sont 88% à percevoir et qui constituent environ 9% de leurs revenus. On nous présente comme un progrès le fait que son montant s’élèverait au maximum à 70% du revenu total touché par le couple, alors qu’il est aujourd’hui souvent supérieur, et on s’abstient de dire qu’il faudra attendre 62 ans pour l’obtenir contre 55 ans aujourd’hui et qu’elle s’interrompra non seulement en cas de remariage mais aussi, ce qui est nouveau, en cas de divorce.
Quant à cette “mesure phare” de la réforme, qui devrait bénéficier à de nombreuses femmes, la fixation de la retraite minimale à 85% du SMIC, c’est-à-dire à 1000 euros, elle constitue un bien maigre progrès, et ses conditions d’obtention vont rester bien difficiles: avoir 64 ans et une carrière complète ou attendre d’avoir 67 ans.
Alors pourquoi l’injustice majeure faite aux femmes est-elle reconduite, réforme après réforme? Pourquoi les efforts entrepris ne portent-ils jamais leurs fruits ou si peu? La cause est claire mais elle est constamment déniée.
Si les femmes ont ces dernières décennies augmenté de manière spectaculaire leur participation au travail professionnel –améliorant ainsi le niveau général des pensions; si elles ont rattrapé le retard imposé par des siècles de discriminations en ce qui concerne les études et les diplômes; elles n’en continuent pas moins à assurer un travail invisible pour l’économie, quoique vital pour l’espèce humaine et la société, qui n’est pratiquement pas pris en compte. Le renouvellement des générations –qui leur échoit à près de 100%–, les tâches domestiques dont elles assurent 64%, la charge des personnes dépendantes ainsi que la présence auprès des petits-enfants, ne sont pas reconnus comme un travail et ne sont donc ni comptabilisés, ni valorisés. L’INSEE évalue le seul travail domestique à 60 milliards d’heures en 2010, près d’un tiers du PIB. Pour ne rien dire du travail de la procréation et de l’éducation qui font d’elles les premières productrices de richesse, en France et dans le monde.
Pourquoi l’injustice majeure faite aux femmes est-elle reconduite, réforme après réforme? Pourquoi les efforts entrepris ne portent-ils jamais leurs fruits ou si peu? La cause est claire mais elle est constamment déniée.
Mais “au lieu que l’économie additionne ces diverses richesses, elle soustrait les unes et les autres du travail salarial et de l’avenir professionnel des femmes [2]”, écrivait Antoinette Fouque dès les années 1980. “L’impensé en amont de leur triple production [3] se retrouve en aval sous forme d’obstacles à l’égalité et de pénalisation des femmes pour le plus qu’elles apportent à l’humanité.”
C’est ainsi que, malgré des décennies de lois proclamant l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, l’écart de salaires nets perçus quel que soit le temps de travail est de 23,7% à leur détriment. Il est de 9% à travail et à compétence égales. C’est aussi pourquoi elles se retrouvent largement majoritaires parmi les travailleurs à temps partiel, les contrats courts, les petits salaires, les carrières incomplètes notamment du fait des grossesses… exclues des exclus de la société concurrentielle, pauvres parmi les pauvres et à la tête de 85% des familles monoparentales.
Historiquement, lorsque l’activité professionnelle des femmes était moins massive, un certain nombre de dispositifs de compensation adoptés souvent à des fins natalistes ou familialistes mais aussi sous la poussée des mouvements des femmes dès la fin du XIXe siècle ont été mis en place.
Le paradoxe est qu’au cours des dernières décennies, plus les femmes ont investi l’ensemble des champs professionnels et avancé vers l’égalité, moins leur apport spécifique à la société a été pris en considération: suppression d’un âge de retraite plus bas pour les femmes, diminution des avantages fiscaux pour avoir fait et élevé des enfants, diminution de la majoration de durée d’assurance…
Parallèlement, au nom de l’égalité, le législateur a transféré aux hommes des droits qui ne bénéficiaient jusque-là qu’aux femmes. Ainsi, les pères sont aujourd’hui les premiers attributaires des droits dits familiaux.
Il y a dans la réforme actuelle un défaut structurel. Les acteurs politiques et syndicaux parlent de rattrapages, de compléments, de “points de solidarité” pour les femmes, comme si un léger saupoudrage, à la marge, pouvait réduire leur surexploitation massive, réparer l’injustice. Et tous passent sous silence la racine du mal: la capacité procréatrice des femmes et leur économie altruiste sont la cause majeure de leur pénalisation.
Si la réforme est adoptée en l’état, seules celles qui n’auront pas d’enfant(s) et auront adopté le modèle d’investissement exclusif dans le travail professionnel, compétitif, concurrentiel, pourront espérer échapper à une paupérisation. Les autres, celles qui ne veulent pas renoncer à faire des enfants, comme c’est majoritairement le cas en France où les femmes allient parmi les plus forts taux de fécondité et d’activité professionnelle d’Europe, risquent de payer encore plus cher le prix de leur choix.
Les femmes assurent l’immense partie de l’économie solidaire, elles atténuent la violence de la transition néo-libérale, pallient le recul des services publics, se sacrifient pour assurer autant qu’elles le peuvent une “bonne vie” à leur entourage. Le fardeau qui pèse sur elles est déjà bien trop lourd et entrave leur liberté: pour la quatrième année consécutive, en France, la natalité, qui est aussi la mesure du dynamisme d’un pays et des richesses à venir, est en baisse.
Tous les acteurs politiques passent sous silence la racine du mal: la capacité procréatrice des femmes et leur économie altruiste sont la cause majeure de leur pénalisation.
Plutôt qu’un principe abstrait et neutralisant, l’égalité doit être un droit positif qui tienne compte de la triple production des femmes. “Un principe d’égalité justement pensé doit intégrer la réalité de la fonction génésique des femmes pour que celle-ci, apport vital des femmes à l’humanité, cesse enfin d’être une cause de discrimination [4]” disait encore Antoinette Fouque au Parlement européen.
Il faut sortir de la logique comptable, de la prise en considération du seul individu, de l’uniformisation de toutes et tous. Il y a les tableaux financiers et il y a la vie, le vivant, partout en danger sur la planète et qui reposent en grande partie sur les femmes. Il est plus que temps que leur apport soit reconnu et que justice leur soit faite.
Il faut, pour elles, des mesures d’action positive. La totalité de leur travail doit donner lieu à des droits véritables et significatifs. Leur retraite doit leur permettre de vivre dignement, bien au-delà du seuil de pauvreté auquel le plus grand nombre est confiné. Des politiques publiques doivent être engagées pour réduire les charges qui pèsent sur elles. Leurs revenus doivent être augmentés par des mesures contraignantes.
Depuis plus de 50 ans, les mouvements de libération des femmes ont levé le silence sur toutes les formes de violences sexuelles, économiques, politiques et culturelles, et fait avancer leur indépendance et leurs droits. Avec des milliers d’autres, nous manifestions le 23 novembre dernier contre les violences sexuelles et sexistes. Ici, nous le réaffirmons: le gouvernement doit prendre la mesure des violences économiques qui pèsent sur les femmes, et déployer une véritable politique globale pour que la France devienne, comme il dit le souhaiter, un modèle d’égalité femmes-hommes et de parité, en Europe et dans le monde.
[1] Rapports de la DREES de juillet 2018 et août 2019.
[2] “Le principe d’égalité en question”, extraits d’une intervention sur le thème Égalité et différence des sexes, octobre 1998, Gravidanza. Féminologie II, des femmes-Antoinette Fouque, 2007.
[3] Triple production ou Trois fois travailleuses, concept élaboré par Antoinette Fouque aux débuts du MLF, développé dans un tract dit « programmatique » de décembre 1970, in Gravidanza.
[4] “Quand le principe d’égalité assimile les femmes aux hommes”, La Lettre de votre députée n°5-6, 4ème trimestre 1998.
Cette tribune a été co-écrite par:
Michèle Idels, avocate, co-présidente de l’Alliance des femmes pour la démocratie
Christine Villeneuve, juriste, co-directrice des Editions des femmes-Antoinette Fouque
Catherine Guyot, journaliste, militante du MLF et de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie, signataire du Manifeste des 343
Élisabeth Nicoli, avocate, militante du MLF, co-présidente de l’Alliance des femmes pour la démocratie
Sylvina Boissonnas, architecte, membre du collectif “Psychanalyse et Politique” (MLF), signataire du Manifeste des 343
de l’Alliance des femmes pour la démocratie