Le retour au pouvoir, en août 2021, des talibans en Afghanistan et la répression féroce du mouvement « Femme, vie, liberté » en Iran depuis septembre 2022, ont vu émerger une campagne internationale menée principalement par des ONG, des féministes et des juristes mais également par des institutions pour que le concept d’« apartheid de genre », soit reconnu comme un crime contre l’humanité et entre dans le droit international. Au-delà du crime de « persécution de genre » déjà reconnu comme crime contre l’humanité par le Statut de Rome (adopté en 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002) qui a créé la Cour pénale internationale (CPI).
Le crime de « persécution de genre » dans le droit international a une portée insuffisante
En effet, la persécution fondée sur le genre comprend « la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste » et l’on entend par persécution « le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux pour des motifs liés à l’identité du groupe ou de la collectivité ».
Tous les États parties à la CPI (l’Iran ne l’est pas mais l’Afghanistan oui) ont en principe l’obligation d’inclure cette notion de persécution fondée sur le genre ainsi que tous les autres crimes définis par le Statut de Rome dans leur législation nationale. Dans la réalité, ce n’est évidemment pas le cas. Cela n’empêche cependant pas la CPI de se saisir sur ce motif et c’est un progrès même si les procédures sont extrêmement lentes. En effet, le procureur de la CPI, Karim Khan a déclaré, dans un communiqué du 23 janvier 2025, envisager des mandats d’arrêt contre des dirigeants talibans en Afghanistan « pour le crime contre l’humanité de persécution liée au genre », en désignant nominativement Hibatullah Akhundzada, leader suprême des talibans et Abdul Hakim Haqqani, président de la cour suprême de « l’émirat islamique d’Afghanistan ». Les juges de la CPI vont donc devoir examiner prochainement cette demande en espérant qu’ils lui donneront une réponse favorable compte-tenu de l’extrême gravité des faits reprochés même si la décision aurait surtout une portée symbolique dans un premier temps tant il paraît difficile d’arrêter ces deux hommes. Mais comme il n’y a pas de prescription, ils pourront l’être quand ce régime qui nie l’humanité des femmes qu’ils persécutent et emmurent vivantes, tombera.
Ce motif de « persécution fondée sur le genre » avait été déjà invoqué devant la Cour dans un passé récent dans le procès intenté au Malien Al Hassan, un des leaders du groupe islamiste Ansar Dine qui a sévi à Tombouctou, au Mali, en 2012. Détenu par la CPI, il a été jugé en première instance le 26 juin 2024 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, y compris viols de masse et esclavage sexuel en tant que chef de la police. Malheureusement s’il a été déclaré coupable de crimes contre l’humanité pour des actes de torture, de persécution et de traitements inhumains, il a été acquitté par ce jugement des charges de crimes de guerre de viol, d’esclavage sexuel et de mariages forcés. Cette décision a fait l’objet d’un appel qui a abouti le 20 novembre 2024 à une condamnation à seulement 10 ans de prison.
Une mobilisation pour inclure le genre dans la notion d’apartheid
La partie est donc loin d’être gagnée. C’est pourquoi, une mobilisation importante a vu le jour en faveur d’un élargissement de la notion d’apartheid en y incluant le genre dans le Statut de Rome ainsi que dans une convention internationale sur les crimes contre l’humanité en cours de discussion au sein de l’ONU.
En effet, selon celles et ceux qui la défendent, la notion de persécution fondée sur le genre est insuffisante à prendre en compte le caractère institutionnel d’une discrimination fondée sur le sexe. Il s’agit de sortir du caractère individuel de la persécution (contre une personne identifiée) pour dénoncer un système normatif délibérément mis en place par un État à l’encontre d’une partie de sa population en raison de son sexe et plus largement de son genre (englobant ainsi les minorités sexuelles) en la considérant comme inférieure.
Le Statut de Rome définit l’apartheid comme « des actes inhumains commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ». Il n’y est donc question ni de genre, ni de sexe.
Le concept d’apartheid fondé sur le genre a été formulé pour la première fois dans les années 1990 par des Afghanes engagées dans la défense des droits humains et singulièrement des femmes face à l’offensive du premier régime taliban contre les droits que les Afghanes avaient acquis et l’asservissement des femmes et des filles privées d’école et d’université, astreintes à ne pouvoir se déplacer qu’accompagnées d’un homme de leur famille et enfermées dans des tchadors grillagés, privées quasiment d’accès aux soins et à l’emploi, etc. C’est-à-dire des personnes clairement victimes d’une discrimination instituée par l’État lui-même parce que nées filles, indépendamment de tout autre considération, les privant de leurs droits fondamentaux. L’Afghanistan était alors le pays où le sort des femmes était le pire au monde et c’est à nouveau le cas aujourd’hui, transformant au passage le pays en un vaste centre d’entraînement terroriste. Mais il n’est pas le seul pays concerné, il y a également l’Iran qui pratique un apartheid de genre depuis plus de 45 ans. Et nous ne sommes pas à l’abri qu’un nouvel État fasse de même. Des millions de femmes et de filles subissent cette triste réalité.
La campagne pour l’intégration de l’apartheid de genre dans le droit international comme crime contre l’humanité
Elle a été principalement portée par le mouvement End Gender Apartheid (https://endgenderapartheid.today/) qui rassemble à l’origine des militantes afghanes et iraniennes dont les Iraniennes Shirin Ebadi et Narges Mohammadi, toutes les deux prix Nobel de la paix, mais également un collectif de prestigieux juristes sud-africains ; il s’est constitué en mars 2023 à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. D’autres ONG ont également lancé des appels comme Amnesty international. Des personnalités ont fait entendre leur voix. C’est le cas du prix Nobel de la paix d’origine afghane, Malala Yousafzai ou de l’ancienne secrétaire d’Etat américaine, Hilary Clinton ainsi que la célèbre féministe américaine, Gloria Steinem.
La question est aujourd’hui sortie des seuls cercles militants pour commencer à être abordée au niveau des institutions internationales.
En mars 2024, deux rapports importants ont relancé la question.
D’une part, la Chambre des Lords britannique a rendu, sous l’égide de la juriste Helena Kennedy, un rapport très fouillé portant sur la question de l’apartheid de genre en Afghanistan et en Iran (https://www.ibanet.org/New-Publication-The-Gender-Apartheid-Inquiry-Report-into-the-situation-of-women-and-girls-in-Afghanistan-and-Iran). La juriste souhaiterait non seulement que l’apartheid fondé sur le sexe soit inclus dans le Statut de Rome mais qu’il soit intégré à un projet de convention sur les crimes contre l’humanité en discussion à l’ONU depuis 6 ans.
D’autre part, au cours du même mois, la mission d’enquête indépendante des Nations unies sur l’Iran, présidée par la Bangalaise Sara Hossain, dont le mandat s’achèvera prochainement, en mars 2025, a rendu également un rapport dans lequel elle dénonce « une discrimination institutionnelle omniprésente à l’encontre des femmes et filles qui ont conduit à de graves violations des droits humains de la part du gouvernement iranien, dont beaucoup s’apparentent à des crimes contre l’humanité ». En l’absence de justice nationale (rappelons à cette occasion qu’en Iran le témoignage d’une femme devant la justice vaut la moitié de celui d’un homme) , cette mission d’enquête « appelle les États à appliquer le principe de compétence universelle à tous les crimes relevant du droit international, sans limitation », ainsi qu’ « à créer des fonds pour les victimes, conjointement ou individuellement, et à fournir une protection, notamment en accordant l’asile et des visas humanitaires aux personnes qui fuient les persécutions en Iran ». Enfin, la mission a pour mandat de recueillir des preuves en vue de futures procédures judiciaires devant la CPI.
Enfin, le 18 juin 2024, Richard Benett, rapporteur spécial de l’ONU sur l’Afghanistan a déclaré devant le Conseil des droits de l’homme réuni à Genève que « le système institutionnalisé d’oppression fondé sur le genre » des talibans serait constitutif d’un « crime contre l’humanité ».
L’ajout du crime d’apartheid de genre au droit international comme crime contre l’humanité permettrait en fait à des victimes et des survivant·es d’attaquer directement des États et pas seulement des personnes. Deux pays sont évidemment sur la sellette : l’Iran et l’Afghanistan. Ratifieront-ils la future convention de l’ONU en cours de discussion sur les crimes contre l’humanité ? C’est peu probable sauf chute des régimes qui les dirigent. Quant à la CPI, rappelons qu’elle a émis en mars 2023 un mandat d’arrêt international à l’encontre de Vladimir Poutine pour la déportation illégale d’enfants ukrainiens (qualifiée d’acte génocidaire par l’article 2 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre) alors que la Russie n’est pas membre de la CPI tout comme l’Iran. Alors, même si les processus sont d’une lenteur exaspérante, gardons espoir et agissons.
Et justement, l’ONG Stand Speak Rise up !, cofondée par SAR Maria Teresa, grande duchesse de Luxembourg et Chékéba Hachémi, ancienne diplomate franco-afghane et militante engagée, mène actuellement une campagne pour rassembler des fonds en vue d’aider les Afghanes.
Voici son appel :
S.A.R. Maria Teresa la Grande-Duchesse de Luxembourg et le conseil d’administration se joignent à moi pour vous souhaiter une belle année 2025, à vous et à tous ceux qui vous sont chers.
Malheureusement, cette année encore, les femmes afghanes commencent l’année en enfer. Effacées de la société, privées d’éducation, de travailler, de se déplacer, de faire du sport, de fréquenter des parcs et même de parler… Les 28 millions d’Afghanes sont littéralement emmurées vivantes. Les femmes meurent de faim, n’ont pas accès à la santé et leurs droits sont bafoués avec haine et mépris chaque jour qui passe.
La crise humanitaire, déjà insoutenable, s’est aggravée depuis la prise du pouvoir par les extrémistes talibans en août 2021. Elle s’est aggravée par les tremblements de terre, la sécheresse, l’instabilité économique, le changement climatique, l’afflux de réfugiés à la frontière…
Depuis que j’ai fui l’Afghanistan, à l’âge de 11 ans, je n’ai cessé de me battre pour les droits des femmes et des filles Afghanes. En 2021, j’ai dû mettre en sommeil de mon association Afghanistan Libre, pour la sécurité de l’équipe locale, parce que les talibans ont tout interdit et parce que nous étions trop identifiables. Stand Speak Rise Up! a par la suite pris le relai.
La distribution alimentaire et la santé sont les deux seuls domaines où l’aide humanitaire est encore tolérée par les talibans. Ce sont donc les projets que porte et opère Stand Speak Rise Up! en Afghanistan, parce que ce sont nos seules options pour aider les Afghanes aujourd’hui. Dans cette newsletter, vous découvrirez aussi notre projet d’accès à l’éducation qui permettent à des étudiantes vivant dans les camps de réfugiées de poursuivre leurs études en Iran ou au Pakistan.
Vous êtes nombreux à me solliciter, à me demander comment aider les Afghanes et je vous remercie chaleureusement d’être à leurs côtés, à mes côtés dans ce combat. La meilleure façon de se mobiliser est de faire un don. Grâce à une aide alimentaire distribuée dans les régions de Kaboul et d’Herat, nous avons déjà accompagné plus de 3 600 femmes et leurs familles. Pourtant, les besoins augmentent chaque jour.
Pour les aider, vous pouvez faire un don en cliquant sur le bouton dans cette newsletter. Un grand merci pour votre soutien et merci à celles et ceux qui ont déjà donné, entreprises comme particuliers.
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Christine Villeneuve
Vice-présidente de Elles aussi et membre de l’AFD.
Ce texte a été publié sur le site de l’Association Elles aussi le 26 janvier 2025